Pouvez-vous présenter, dans les grandes lignes, votre récente étude sur la façon dont les enseignants imaginent l’école de l’après-Covid ?

Face au confinement, beaucoup d’enseignants se sont mobilisés, ont appris à travailler avec leur téléphone, leur ordinateur, leurs collègues… de manière à ne pas perdre contact avec leurs élèves. Le premier constat est que la capacité de mobilisation des enseignants a été plutôt bonne. En effet, traditionnellement, dès que l’on sort des formes un peu canoniques du métier, ce n’est pas aussi facile que cela. Mais mis en demeure de ne pas perdre les élèves, beaucoup d’entre eux ont fait ce qu’il fallait avec le matériel disponible.

La deuxième leçon c’est que l’école à distance a montré de manière plus explicite encore que, lorsqu’une partie du travail est exportée à la maison, les inégalités sociales se renforcent car les conditions de travail ne sont pas les mêmes pour tous. Bien que tout parent essaye d’apporter son soutien et son aide à son enfant, tous ne le font pas avec les mêmes moyens et les mêmes compétences.

La troisième leçon, c’est la réaffirmation de la fonction de socialisation de l’école, absolument essentielle pour les élèves. Les élèves ont beaucoup souffert de l’absence de vie scolaire, de leurs camarades et de relations avec les adultes. C’est à l’école que l’on grandit. C’est une leçon importante pour penser l’école de demain et la question de la présence au sein de l’institution.

La quatrième leçon enfin concerne la question de la dispense d’un certain nombre d’apprentissages par le biais des nouvelles techniques de communication et d’information. Cela a montré qu’une réflexion était possible sur le fait de ne pas faire que des cours en présentiel.

Quels sont les éléments forts qui ressortent de cette enquête ?

Concernant l’implication des enseignants, l’idée qui en ressort est que ces derniers ont fait ce qu’ils n’auraient jamais fait si le ministre le leur avait demandé. À partir de là, on peut envisager un scénario où l’Éducation nationale comprendrait qu’il faut laisser les enseignants se mobiliser et que son rôle est de les aider, de les soutenir pour qu’ils puissent accomplir au mieux leurs missions au lieu d’ordonner et d’imposer des directives pédagogiques, des règlements, des programmes… Le Gouvernement devrait dire : « Si vous vous mobilisez, on vous aide. » Ce serait au fond passer d’un pilotage par le haut à un pilotage où l’institution aide la base à se mobiliser. De ce point de vue-là, on deviendrait un peu comme les autres pays qui marchent mieux, tout simplement !

La crise liée au Covid-19 pourrait donc permettre de transformer l’école plutôt positivement mais l’on peut aussi imaginer l’inverse, une tendance à dire « revenons comme avant ». On ne peut le savoir aujourd’hui.

Selon vous, quelle place occupe aujourd’hui l’École dans la construction citoyenne des élèves ?

Elle occupe une place importante et cela de manière historique. Quand on lit les textes fondateurs de l’École républicaine, on comprend que l’École en France n’a pas été simplement chargée d’éduquer les élèves et de développer un niveau de qualification. Elle devait se substituer à l’Église comme autorité morale chargée de construire une société juste, vertueuse, et de « faire » des citoyens français. Lorsque l’on touche à l’École, on touche à la Nation, à la République et à la démocratie.

Cependant, l’autorité culturelle de l’École a décliné en France comme partout. Aujourd’hui, parce que le monde s’est démocratisé, que les moyens d’information et de communication ont explosé, l’autorité culturelle de l’École n’est plus ce qu’elle était.

Pourtant l’enjeu démocratique de l’École est essentiel car les élèves ont besoin d’elle pour grandir. C’est un lieu d’apprentissage du vivre-ensemble, du collectif. Beaucoup d’établissements qui ont un chef d’établissement charismatique ou une équipe d’enseignants ultra mobilisée organisent des activités communes, des moyens d’expression partagés, créent la discussion pour régler les problèmes qui se posent. C’est quelque chose que l’on sait faire en France mais ce n’est, malheureusement, pas le fonctionnement normal de l’École. D’ailleurs ces établissements doivent surmonter un tas d’obstacles administratifs, bureaucratiques… pour pouvoir le faire.

L’école à distance et le développement du numérique à l’école ont amené des changements. Lesquels ? Est-ce que ces changements agissent sur la mission d’éducation à la citoyenneté de l’École ?

L’école à la maison a été une action conjointe des enseignants et des parents. On a pu constater des inégalités d’équipements, de ressources, de compétences, de capacité et de disponibilité des parents. Si l’Éducation nationale était amenée à l’avenir à développer ce type de pratiques hors crise sanitaire, cela supposerait à la fois de redéfinir le métier d’enseignant et de les former, d’équiper les établissements mais également de donner la capacité réelle aux élèves et aux familles de faire l’école à la maison.

Dès lors, si une partie de la transmission des savoirs passait par des écrans et des dispositifs à distance, le temps scolaire en présentiel pourrait, pour une part importante, être utilisé à fabriquer des individus autonomes, des citoyens, des gens qui réfléchissent et travaillent ensemble. Si les élèves sont censés grandir à l’École, c’est-à-dire découvrir qui ils sont et ce que sont les autres, cela ne peut se faire que par le présentiel : parce que l’on fait du sport ou du théâtre ensemble, parce que l’on discute de la culture des uns et des autres…

D’autres acteurs peuvent-ils accomplir cette mission d’éducation à la citoyenneté en dehors de l’école ?

Personnellement, j’éprouve une certaine hostilité face à cette tendance à multiplier les dispositifs d’intervenants extérieurs pour que l’École ne garde que l’apprentissage des connaissances en son sein. Cette mission doit entrer dans le cadre du travail scolaire. Il faut éviter la distinction entre le scolaire et le périscolaire qui est aujourd’hui permanente. Un enseignant qui organise un voyage avec ses élèves, ce ne doit pas être du périscolaire, c’est bien du scolaire ! D’ailleurs, les activités périscolaires mobilisent bien plus les élèves, c’est une autre façon d’apprendre et de grandir. Lorsqu’un enseignant de français fait un atelier d’écriture, les élèves sont plus marqués par cet atelier que par le cours en lui-même.

Quelles sont vos principales préconisations pour l’École de demain ?

La socialisation des élèves est un point très important. Les élèves ont besoin de l’École pour grandir, c’est-à-dire que la vie juvénile, les amis, les goûts culturels font partie de l’éducation. Pour remplir ce rôle, l’École doit faire autrement. Au lieu d’avoir des leçons d’instruction civique, de républicanisme qui « glissent » sur les élèves sans réel impact, il faut prendre du temps pour parler et agir avec les élèves sur les problèmes qui les concernent : mon corps, mes croyances et celles des autres… Cela devrait se discuter à l’intérieur des établissements, avec les élèves.

Il faudrait que les établissements fonctionnent comme des communautés éducatives, c’est-à-dire des adultes et des enfants qui conviennent d’une vie commune, et si la vie commune n’est pas exactement la même entre deux collèges, la République n’en sera pas menacée !

Il est nécessaire pour cela de redéfinir le métier et la formation des enseignants pour y réintégrer la mission éducative comme il se doit. Beaucoup d’enseignants le font, adorent cela et aimeraient avoir plus de temps pour s’y consacrer.