Des comportements qui perturbent plus qu’un cours

Quand on lui parle d’élèves « hautement perturbateurs », Ghislaine Jorquera tient à souligner la dimension hors norme des problèmes de comportement rencontrés. « Nous savons gérer la grande majorité des élèves, commence-t-elle. Il me semble d’ailleurs que nous sommes, nous, personnels d’éducation, particulièrement tolérants et résilients, parfois même peut-être sur des choses que nous ne devrions pas accepter. Pour autant, il y a des cas qui dépassent réellement nos compétences d’enseignants… »

« Ce sont des élèves avec lesquels on est obligés de mettre en place un protocole, poursuit la Directrice d’école. On ne peut pas prévoir les moments où cela va glisser, ni vraiment les gérer. Alors, lorsqu’il y a une crise violente, la seule solution pour canaliser, c’est d’arrêter la classe, qui sera dès lors prise en charge par un autre enseignant, afin de s’occuper spécifiquement de l’élève en crise. Ils peuvent être dangereux pour eux-mêmes, pour les autres, pour nous. Cela donne un climat très anxiogène, d’autant plus que, même une fois la crise passée, ce sont des enfants avec lesquels on n’arrive pas à revenir sur les incidents. »

Ghislaine Jorquera cite ainsi le cas d’un élève qui a intégré son établissement en CM1 l’année dernière. S’il n’a pas posé de difficultés particulières les premières semaines, il est soudainement devenu très agressif vis-à-vis des autres enfants et de l’équipe éducative. « Il faisait des crises violentes, pouvait se mettre à taper ses camarades ou les enseignants… c’était intenable, cela arrivait toutes les semaines, nous étions alors obligés d’évacuer les élèves avec un autre enseignant qui les surveillait pendant que nous essayions de gérer la situation », déplore-t-elle.

 

Le difficile dialogue avec les parents

Quelle réponse apporter à ces élèves, eux-mêmes en souffrance et dont le comportement peut faire dérailler tout un établissement ? Pour Irène Dejardin, lorsque l’équipe pédagogique d’un établissement n’arrive plus à faire face, l’interlocuteur naturel est le supérieur hiérarchique, c’est-à-dire l’Inspecteur de l’Éducation nationale (IEN)… que L’Autonome de Solidarité Laïque (L’ASL) peut aider à alerter. « Il y a un dialogue qui doit s’engager avec trois protagonistes clés : l’établissement, l’IEN et L’ASL. Ensemble, nous devons arriver à instaurer ou à restaurer le lien avec la famille. D’abord, pour l’écouter, avec bienveillance. Ensuite, pour l’associer aux décisions, et lui faire comprendre que nous intervenons avec une seule chose à l’esprit : l’intérêt de l’enfant », explique-t-elle.

« Dans le cas auquel j’ai dû faire face, j’ai d’abord réuni l’équipe éducative, c’est-à-dire l’ensemble des acteurs de mon établissement qui étaient concernés ou qui pouvaient apporter leurs compétences, ainsi que l’Inspecteur, et bien sûr la maman de l’enfant. Celle-ci était donc associée à la démarche et, même si le comportement de l’élève ne relevait pas du domaine médical ou du handicap, nous avions pu évoquer avec elle la question d’un suivi psychologique pour l’élève », raconte Ghislaine Jorquera.

Pourtant, les choses ont rapidement basculé : lors d’une nouvelle crise, les équipes ont dû maintenir l’enfant au sol pour éviter qu’il ne devienne dangereux pour ses camarades et pour le personnel. « Ce sont des gestes que l’on ne devrait pas avoir à faire et auxquels nous ne sommes pas formés, mais c’était la seule solution », se désole la Directrice. Suite à cela, sous le coup de l’émotion, la mère a choisi de porter plainte contre l’établissement. « J’ai donc dû aller faire une déposition pour expliquer les faits et la situation au commissariat. Pour moi, c’était vraiment très compliqué à vivre… Heureusement que L’ASL était là pour me soutenir et m’accompagner dans mes démarches. »

 

Aux côtés des enseignants, le double rôle de L’ASL

Irène Dejardin l’assure : le nombre de dossiers liés à ces élèves particulièrement difficiles à gérer et aux conflits avec les parents est en augmentation à L’ASL. « La première chose que l’on fait, c’est écouter. Longuement, avec pour objectif de rassurer des personnels qui font déjà tout ce qu’ils peuvent. Souvent, ils veulent savoir si leur responsabilité peut être engagée, notamment s’ils sont contraints d’arrêter physiquement un enfant violent, qui mettrait les autres ou lui-même en danger. Nous réalisons alors avec eux l’état des lieux de ce qu’ils ont mis en place, des signalements effectués, le plus souvent on se rend compte qu’il n’y a rien qui puisse leur être reproché… mais c’est un stress terrible pour eux », reconnait-elle.

Ghislaine Jorquera acquiesce et se souvient combien le soutien apporté par L’ASL lui a été précieux. Du point de vue juridique d’abord : elle a pu s’entretenir avec un avocat-conseil, qui a suivi avec elle la plainte, finalement classée sans suite. Mais aussi au niveau psychologique. « Dans mon cas, il s’est passé 15 jours entre le dépôt de plainte de la mère et le moment où l’enfant a quitté l’établissement. C’était une période vraiment très difficile : nous venions tous à l’école le matin avec la boule au ventre. Nous ne pouvions le laisser ni avec son enseignante, ni dans la cour… La maman, elle, nous faisait comprendre qu’elle n’avait plus aucune confiance en nous… Pour la première fois de ma vie professionnelle, j’ai même dû être arrêtée. »

Chacune insiste ici sur le double rôle de L’ASL. D’abord, celui de fournir une écoute compréhensive et rassurante, qui s’avère d’autant plus efficace qu’elle est assurée par d’autres professionnels de l’éducation qui ont parfois vécu des situations similaires. Ensuite, le soutien juridique à proprement parler, qu’il s’agisse de conseils, de renseignements sur la législation ou bien sûr de mise en relation avec l’un des avocats-conseil de L’Autonome de Solidarité Laïque qui suit le dossier et les éventuelles démarches légales. « Trop souvent, les enseignants se retrouvent seuls face à ces situations. Ils n’y sont absolument pas formés, alors ils se sentent coupables, voire ne veulent pas retourner en classe. Parfois même, ils craquent et partent en burnout… », se désole Irène Dejardin.

 

Une institution débordée, aux réponses encore insuffisantes pour faire face aux élèves « hautement perturbateurs »

Et l’institution, dans tout ça ? Ghislaine Jorquera est sceptique sur sa prise en compte du problème. « On ne m’a jamais proposé de soutien psychologique. Même si j’ai eu la chance d’avoir une Inspectrice relativement vigilante sur ce point, qui m’appelait régulièrement pour prendre des nouvelles et me soutenir, je sais que c’est loin d’être systématique. Ce n’est que cette année, au sujet d’une autre élève avec qui nous avons des difficultés, que j’ai eu pour la première fois, en 35 ans de carrière, l’appel d’une assistante sociale. Je pense que c’est lié au fait que je reporte à présent systématiquement les faits de violence au rectorat », avance-t-elle.

La Directrice d’école évoque également le manque de formation sur la gestion des élèves au comportement violent. Elle regrette qu’aucun contact avec des professionnels ne lui ait été proposé, ni à elle, ni à son équipe, pour savoir comment réagir concrètement en situation de crise, comment contenir ces enfants et comment gérer la violence, y compris psychologique de la situation. « Nous avons des conseillers pédagogiques pour nous parler des maths, du français, etc. Mais, sur ces questions-là, leur discours ne suffit absolument pas. Cette année, en tant que Directrice d’école, l’inspection me convie à une journée spécifique sur les élèves hautement perturbateurs… C’est un premier pas, mais j’aurais préféré que les enseignants soient là avec moi, pour que ça donne lieu à des échanges, notamment avec les équipes d’autres établissements. Il n’y a que comme cela qu’on peut avancer et enrichir notre vision », regrette-t-elle.

Plus largement, les deux professionnelles font aussi un autre constat : proposer de vraies solutions à tous les enfants, et cela le plus en amont possible. En effet, ce sont des profils que l’on repère dès la maternelle. « Si l’on arrivait avant que cela ne dégénère, ce serait bénéfique pour tout le monde. De tels comportements, avec les incidents que cela génère, c’est violent et difficile pour tout le monde : pour l’élève, pour la famille, pour les camarades… et, bien sûr, pour les enseignants » conclut Irène Dejardin.