Vous avez travaillé sur le tact dans l’enseignement, pourquoi ? Comporte-t-il des vertus pédagogiques ? 

De manière générale, je dirais que le tact est à la fois un sens de l’adresse et un sens de l’à-propos. Sens de l’adresse car quand je parle à Paul je ne parle pas à Suzanne et quand je parle à Suzanne je ne parle pas à Mohammed. Le sens de l’à-propos peut se définir comme le sens de ce qui doit être dit, de la manière dont cela doit être dit, mais aussi de ce qui doit être tu. Il y a dans le tact un souci du « comment », de la manière.

Dès que l’on a compris que le tact enferme deux ingrédients, une capacité d’empathie et une aptitude à saisir rapidement le sens d’une situation, alors on comprend de manière immédiate pourquoi il est une vertu de première importance pour un professeur. Il introduit dans l’art d’enseigner l’idée de l’appréciation juste et rapide, ce qu’Aristote appelle le « coup d’œil ».

L’enseignement est l’art de marier planification méthodique et décision rapide, mise en ordre raisonnée et juste improvisation. Un professeur doit maîtriser un champ de savoir, il doit aussi maîtriser un ensemble de savoir-faire : par exemple conduire une interrogation orale, savoir réaliser une séquence, élaborer une évaluation, savoir animer un débat ou encore conduire un échange didactique. C’est par l’entremise du tact qu’un « savoir-faire » devient un « savoir-comment-faire », qu’une habileté devient un geste pédagogique.

Un autre aspect de vos recherches porte sur les sanctions, qu’est-ce qu’une sanction éducative et comment la faire accepter ? 

Une sanction éducative est une occasion. Elle est là pour rappeler une règle, un principe, un moment pour faire sentir que quelque chose d’important a eu lieu et que l’on ne va pas rester silencieux. On peut également dire qu’elle est une réponse au sens fort du terme, c’est-à-dire une réaction et une explication. Comment la faire comprendre ? Il faut sans aucun doute déjà être juste. Il faut aussi l’expliquer car il n’y a pas de sanction muette, pas de sanction appliquée qui ne soit expliquée. Cela étant, nous ne sommes au final jamais sûrs qu’elle sera comprise.

Vous avez publié une tribune dans le journal « Le Monde » sur l’érosion de l’autorité enseignante. Quels sont les facteurs qui ont contribué au recul de l’autorité de l’école ?

Crise ou érosion, on pourrait déjà se poser cette question. Il est préférable, me semble-t-il, de parler d’érosion car ce terme renvoie à l’idée d’une temporalité plus lente. Il y a dans le concept d’érosion une dimension moins éruptive qui rend finalement mieux compte de l’évolution et de la transformation des rapports d’autorité dans le champ de l’éducation. Comment comprendre ce procès qui est fait depuis plusieurs décennies ?

J’avance trois explications. Une explication sociologique relie ce processus à une méfiance à l’égard de l’institution scolaire. Cette perte de confiance est ressentie de manière particulièrement aiguë par les familles les plus modestes qui, en un siècle, ont inversé leur rapport à l’école. Au moment du grand essor de l’école républicaine, les classes sociales les plus paupérisées sont dans un rapport d’espérance vis-à-vis de l’institution scolaire. Elles en attendent pour leur enfant un accès à la culture et une inscription dans des positions sociales plus valorisées que les leurs. Ce n’est plus le cas aujourd’hui, ces classes sociales sont dans une sorte de désenchantement à l’endroit de l’école.

La seconde explication est philosophique en mettant l’accent sur la difficulté d’enseigner à l’heure où triomphe l’idée d’égalité. L’avancée des valeurs démocratiques au sein des sphères éducatives a engendré non seulement un effacement des rapports d’altérité mais également un affaiblissement des relations d’autorité car, historiquement, les relations d’autorité se sont toujours adossées à des rapports d’altérité très marqués (adulte-enfant, maître-élève, …). L’effacement des rapports d’altérité entraîne un affaiblissement des rapports d’autorité.

 La troisième explication que je qualifie d’anthropologique souligne la tyrannie du présent dans nos sociétés. Lorsque le présent devient l’ultime référence, lorsque le présent et ce qui l’accompagne (la mode, la consommation, la publicité, la médiatisation…) s’imposent aussi fortement, alors la culture des pères et des mères cède le pas devant le culte des pairs.